Balthus
(1908-2001), La Cheminée de l’atelier de
Chassy , 1955, huile sur toile, 73 x 92 cm, collection particulière
La peinture ne
m’évoque presque jamais de souvenirs autres qu’elle-même. Je veux dire :
si des souvenirs personnels me viennent quand je vois une toile, c’est des
souvenirs liés ou bien à l’œuvre que je regarde (quand, où, avec qui, comment
j’ai vu ce tableau par le passé) ou bien à d’autres œuvres (telle nature
morte de Bonnard qui me fait penser à telle nature morte de Chardin). Des amis
savent retrouver dans un portrait de Vouet telle expression d’un de leurs
proches, dans un intérieur de Vuillard l’éclairage de tel appartement parisien
où ils ont passé une soirée.
Pas moi, à une
ou deux exceptions près : cette Cheminée
de l’atelier de Chassy de Balthus, revue ce soir, me restitue presque à l’identique
un souvenir vieux de près de douze ans.
L’image :
pour moi, la liseuse assise sur le sol, nue sous une grande chemise d’homme, c’est N*** (cette poitrine un peu lourde, ces cuisses pleines, le naturel de la
posture : ce qui la rapproche de mon souvenir est aussi ce qui fait du
tableau un hapax au milieu des préadolescentes
hiératiques de Balthus) ; la cheminée, la salle avec la grande table, c'est la vieille maison de l’Yonne qui nous avait été prêtée par mon ami Y***
pour un week-end ; la lumière, c’est celle des matins dans l’été
caniculaire de 200*.
(Quelques
variantes, bien sûr : pas de grand chevalet ni de toile posée contre le
mur ; le sol était dallé de tommettes sang-de-bœuf ; les montants de
la cheminée étaient de brique crue, surmontés d’un trumeau de bois noirci de
suie ; les cheveux de N*** étaient d’un brun plus noir, moins châtain, et
la chemise qu’elle portait ainsi était de coton bleu clair.)
Je connaissais N*** depuis mon année de khâgne. Je l’avais désirée, elle le savait, ne s’était
jamais donnée à moi. Elle devait me dire, ce week-end-là, que nous étions trop
semblables (grands lecteurs, taiseux et solitaires, protégeant tous deux sous un
formalisme désuet une sensualité vorace : « deux eaux dormantes », selon ses propres termes) pour ne pas
éprouver une sorte d’inquiétude à l’idée d’entretenir une liaison avec moi (« presque un inceste »).
Elle allait,
deux mois plus tard, épouser un homme en tous points différent de nous : ambitieux,
expansif, sans secret, ennemi du tabac, de l’alcool et du café et aux appétits
sensuels modérés… A son faire-part de mariage, elle avait joint un billet où
ses élégantes pattes de mouche me laissaient entendre (inexplicablement, j’ai
perdu ce billet et ne peux m’en remémorer les termes exacts) qu’elle
souhaiterait passer quelques jours dans ma compagnie exclusive.
Elle venait de
rendre les clefs de son studio du Quartier Latin, habitait chez ses parents à
Sceaux avant d’emménager avec son futur mari dans les tours du front de Seine,
dans le 15e arrondissement. Ma mansarde de la rue Vavin était
minuscule – et promettait d’être invivable, le zinc chauffé à blanc par la canicule. Je résolus donc d’emprunter à mon ami Y*** les
clefs de sa vieille maison de famille (une ferme aménagée en résidence
secondaire) dans les coteaux de l’Auxerrois.
Nous passâmes
ensemble deux jours. Nous faisions l’amour toutes les deux ou trois heures.
Quand nous étions épuisés, nous nous taisions ; somnolions parfois un peu ;
jetant quelque chose sur nos épaules plutôt que nous rhabillant, nous allions
lire dans la grande salle vide (N*** lisait La
Chambre claire de Barthes, moi Perturbation
de Bernhard), assis sur les tommettes plus fraîches que les fauteuils ;
en silence toujours, tantôt nous préparions du café et fumions des Gitanes
(N*** est la seule femme que j’ai vu fumer des cigarettes brunes), tantôt nous prenions
une douche, tantôt nous allions au puits de la cour remplir la cruche de verre
d’une eau glacée au goût métallique ; parfois, lorsque la faim nous nouait
l’estomac, nous dévorions des ventrées de fromage et de pain de campagne.
Je me souviens
du goût qu’avaient les sécrétions du sexe de N*** : un goût d’huître
fine-de-claire : frais, salé, avec des notes de noisette en
arrière-bouche. Je me souviens des muscles de ses cuisses se contractant comme
des câbles, enserrant ma tête ou mes reins. Je me souviens de sa voix toujours
un peu rauque qui descendait d’une octave vers le contralto lorsqu’elle me
disait des mots d’une crudité inouïe. Je me souviens qu’elle ne voulait pas
que je jouisse en elle mais que nous parvenions à l’orgasme en même temps, elle
masturbant ma queue au dessus, moi frottant son clitoris jusqu’à m’en endolorir
les phalanges (« … c’est quand du
sperme chaud gicle sur mon ventre que je jouis vraiment, tu sais. »)
Rentrés à
Paris, nous ne nous sommes plus jamais revus, selon un pacte tacite.
Je suis persuadée qu'elle ne se lève pas un matin sans avoir une pensée vers vous, vers ce week end très pimenté ...joli souvenir partagé, jolie oeuvre partagée également. ;)
RépondreSupprimerVous êtes gentille, mais je n’aurais pas la présomption d’imaginer cela. Disons, plus réalistement, que cette jeune femme doit penser à moi comme je pense à elle : souvent, mais tout de même pas « tous les matins » ; et (telle du moins que je crois l’avoir comprise) sans doute moins souvent de ce week-end-là que de certaines discussions que nous avons pu avoir auparavant.
RépondreSupprimerTrès beau tableau, en effet, mais que je n’ai jamais vu qu’en reproduction, hélas.
RépondreSupprimerL'image de la liseuse.
La confiance.
Le désir.
Le pacte.
A présent, bien sûr…
Supprimer(Sans compter les épisodiques séjours de Baladine Klossowska à Muzot auprès de R.M.R.…)