lundi 23 juillet 2012

Eloge des grandes lectrices


Pablo Picasso, La Lecture, 1921, pastel sur papier, 62 x 47 cm

Ici et , dans deux blogs féminins que j’aime lire, ont été publiés récemment de belles notations sur le lien entre le désir féminin et une certaine pratique de la lecture (et aussi de l’écriture). Au fond, ce que ces deux admirables jeunes femmes disent, chacune à leur façon, rejoint ce constat que j’ai souvent fait : les meilleures amantes (les plus audacieuses, les plus subtiles) sont de grandes lectrices.

Par « grandes lectrices », je n’entends pas nécessairement des « intellectuelles » (dans le sens péjoratif de ce mot : des personnes perdues dans la nuée des concepts abstraits), moins encore des femmes qui lisent beaucoup, mais des femmes qui vivent un rapport à la fois fervent et exigeant à la lecture.

J’y vois plusieurs raisons.

Tout d’abord, dans l’expérience de la lecture entre en jeu un retrait radical du monde, un écart vis-à-vis de la socialité courante, un vœu de silence (même temporaire) qu’illustre à merveille la rumeur feutrée d’une bibliothèque – tout ce qui est nécessaire à une entente profonde de ce qu’est l’intime, le secret nécessaire à tout échange sensuel. Une grande lectrice pourra être volubile mais saura toujours très exactement à quel moment la voix basse ou le taire deviennent nécessaires, impérieux.

Cependant, ce sens du retrait n’est pas, pour une lectrice, une fuite loin des passions. Au contraire, dans la lecture, ce premier retrait ne conduit jamais à l’ataraxie, mais à un investissement émotionnel second – à une empathie violente envers l’objet de sa lecture. Les sentiments qu’éprouve la grande lectrice éprouve vis-à-vis de Lucien de Rubempré ou d’Albertine, de Justine ou de Fabrice del Dongo – mais aussi bien des indiens nambikwara ou des habitants de Montaillou entre 1294 et 1324 – des sentiments d’une puissance et d’une complexité qu’elle éprouvera rarement à l’égard de ses amitiés Facebook, de ses collègues de bureau ou de ses party-boys. Cette expérience, cette éducation sentimentale prédispose peut-être bien davantage que la « vraie vie » aux passions intimes.

Qu’on ne croie pas pour autant que je fasse l’éloge du bovarysme – au contraire. Les grandes lectrices savent au contraire (c’est peut-être une de leurs différences essentielles avec celles qui lisent – peut-être beaucoup – mais se contentent d’une identification à sens unique) que chaque personnage d’un roman ou chaque « thème » d’un essai, n’est qu’un des masques endossé par l’auteur – et que la lectrice revêtira à son tour : la grande lectrice est celle qui jouit de ce jeu de masques kaléidoscopique, qui investira successivement ou simultanément chacun de ces masques (Kundera dit que chaque personnage de roman est un « moi expérimental ») : elle « incarnera » ainsi Raskolnikov et le juge Porphyre, Achab et la baleine blanche, aussi bien que la force explicative du schème noème-noèse et la façon dont la conscience perceptive lui est irréductible. Or, là aussi, cette expérience est assez unique, et peut être reversée dans le champ de l’intimité amoureuse : la grande lectrice est celle qui saura se montrer délicate et indécente, soumise et dominatrice, tout en sachant qu’il ne s’agit là que d’un jeu de masques et que son être ne saurait être réduit à l’une de ces identifications ludiques.

Un autre point est lié à ce dernier : j’ai évoqué cette idée des « moi expérimentaux » dans la lecture. De fait, la grande lectrice est quelqu’un qui sait suspendre son jugement, ses principes éthiques, ses réactions épidermiques ou viscérales et ses déterminations socioculturelles (et non y renoncer) le temps de cette expérimentation – et apprécier la connaissance qu’elle aura ainsi acquise. Ainsi, pour donner un exemple, la grande lectrice athée sera-t-elle quelqu’un qui sera aussi capable de s’expérimenter comme croyante en lisant Pascal ou Simone Weil, de même que la grande lectrice croyante sera quelqu’un qui pourra s’expérimenter comme athée en lisant Nietzsche ou Bataille – et l’athéisme de l’une, la croyance de l’autre ne seront qu’enrichis par cette expérience. Je crois donc que les grandes lectrices sont de ce fait, dans l’intimité, plus audacieuses, en ce sens qu’elles sauront plus facilement suspendre le temps de l’expérience, leurs interdits ou leurs réticences, voire aller délibérément à leur encontre – sans pour autant craindre de se renier.

Lucian Freud, Girl Reading, 1952, huile sur toile, 15,2 x 20,3 cm, collection particulière

Je vois encore un point plus directement lié à la dimension langagière de la lecture.

La grande lectrice est en effet quelqu’un qui s’investit dans une œuvre de langage ; or le langage est un système de signes non mimétique mais référentiel : ce qui veut donc dire que si le langage suscite et organise des images mentales, celles-ci n’ont pas de traduction immédiate, unique, intangible comme peuvent en avoir les arts visuels. Il appartient donc au lecteur (à la lectrice) de reconstruire lui-même ses propres images mentales. Avec l’expérience d’une lecture approfondie, le lecteur (la lectrice) produit donc à partir d’un texte des images mentales d’une grande précision, supérieure même aux images sensorielles perçues « dans la vraie vie » (quel lecteur de La Montagne magique ne porte en lui une image plus complète, plus détaillée du sanatorium du Berghof que, disons, de l’hôtel où il a passé ses dernières vacances ?) ; de ce fait, le grand lecteur (la grande lectrice) acquiert l’habitude de construire des images mentales détaillées – de lieux, de personnages, de scènes. On voit où je veux en venir : les grandes lectrices ont par là même une capacité de fantasme supérieure en termes de richesse, de précision, de construction.

Enfin, la pratique de la lecture implique (c’est presque bête de le dire) un enrichissement du langage. Ce qui veut dire que la grande lectrice sait manier un spectre langagier très large – ce qui vaut aussi dans son intimité amoureuse : elle saura, dans le jeu de la séduction comme dans le déduit, émettre comme recevoir des « messages » à la fois plus nuancés et plus précis avec une certaine économie de moyens ; elle saura aussi jouer sur les registres de langue, user alternativement des périphrases les plus précieuses comme des mots les plus crus au lieu de s’en tenir à un langage banal : la grande lectrice est celle qui saura passer de « il ne me déplairait pas que vous vous montriez entreprenant » à « fous-moi bien dans le cul, mon salaud ! » au lieu de répéter bêtement « j’ai envie que tu me fasses l’amour ».

Ajoutons à cela enfin que la lecture, en plus d’être une expérience intérieure et une pratique du langage est aussi un moyen de connaissance. Et donc aussi, potentiellement, un moyen de connaissance érotique. Ce dernier point ne s’applique certes pas à toutes lectures ; mais il n’en demeure pas moins que, sans se substituer à l’expérience, le savoir acquis en lisant, disons, Point de lendemain ou  L’Usage des plaisirs, viendra enrichir considérablement la sexualité de la grande lectrice.

Qu’on ne se méprenne pas : cet éloge doit être pris pour un éloge érotique des grandes lectrices, non pour une dépréciation des qualités amoureuses des femmes qui ne lisent pas. (Au demeurant, si l’on doit trouver ici un contre-modèle de celles dont je prononce ici l’éloge, ce ne serait pas vers les non-lectrices qu’il faudrait se tourner, mais plutôt vers celles qui lisent un peu, qui lisent des choses faciles et pour se divertir.) Il doit aussi être tenu compte du fait que, moi-même grand lecteur, il m’est tout simplement plus facile de trouver un langage commun – donc une possibilité de rencontre vraie (et pas seulement d’ordre érotique)  – avec de grandes lectrices, et que, les connaissant donc mieux, je suis plus à même de louer et de m’expliquer leurs qualités amoureuses.


Le texte ci-dessus comporte, dans l’ordre, des allusions aux œuvres suivantes : Balzac, Illusions perdues, Splendeur et misère des courtisanes ; Proust, A la recherche du temps perdu ; Sade, Justine ou les malheurs de la vertu ; Stendhal, La Chartreuse de Parme ; Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 ; Dostoïevski, Crime et châtiment ; Melville, Moby Dick ; Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception ; Thomas Mann, La Montagne magique ; Vivant Denon, Point de lendemain ; Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. II : L’Usage des plaisirs.

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