mercredi 11 juillet 2012

Eloge des fumeuses

Ronald B. Kitaj, Marynka Smoking, 1980, pastel et fusain sur papier, 90,8 x 56,5 cm, collection de l’artiste.

J’ai toujours aimé les femmes qui fument, ne serait-ce qu’occasionnellement, et éprouvé une gêne réelle dans l’intimité de non-fumeuses militantes.

C’est d’abord que la cigarette m’est toujours apparue comme un lieu de séduction essentiel.

D’abord, elle a longtemps été l’occasion d’un contact « neutre » entre deux inconnus du même sexe : demander une cigarette ou du feu, c’est à la fois ouvrir l’espace d’une possible complicité que cela implique pour autant les lourdeurs d’une drague, c’est aller au devant de l’autre tout en lui laissant l’entière liberté de s’en tenir là. (En l’espèce, j’ai toujours respecté quelques règles simples : un homme ne demande pas une cigarette à une inconnue mais seulement du feu ; un homme ne refusera pas une cigarette à une inconnue ; s’il n’y est pas incité, un homme n’insiste pas pour lier plus avant avec l’inconnue à laquelle il vient de demander du feu ou d’offrir une cigarette.)

(Reste d’ailleurs à savoir en quoi la politique anti-tabac qui sévit en France pourrait modifier cette situation. D’un côté, on pourrait penser qu’elle limite cette forme de convivialité-là : au prix du paquet, demander une cigarette serait presque déplacé, et les modes de contournement de cette contrainte (limitation de la consommation quotidienne, usage du tabac à rouler…) tendent à réduire les opportunités de ce type de contact. D’un autre côté, on pourrait aussi imaginer que la stigmatisation généralisée du tabac tende à créer une complicité plus immédiate entre les fumeurs : j’ai lu que de nombreuses idylles se nouaient à la porte des restaurants, entre fumeurs délaissant un instant leur tablée pour assouvir leur vice – à vérifier, mais pas impossible.)

De plus, il entre dans le geste même de fumer toute une gestion du corps susceptible de cristalliser le désir avec une efficacité redoutable. En m’épargnant la psychanalyse à deux sous de « la cigarette comme symbole phallique », je dois dire que, chez une femme, des mouvements de poignets légers mais fermes et des doigts sans excessive mobilité pour tenir la cigarette, le creusement des joues et le resserrement des lèvres pour une aspiration profonde, le soulèvement bref des ailes du nez pour en faire sortir la fumée sont des mouvements de physionomie qui m’ont toujours séduit à l’extrême. Et, à l’inverse, une amie me racontait que ce qui l’avait séduit d’emblée chez son mari était sa façon de fumer « à la Steve McQueen ».

Outre cette sensualité qui affleure dans le premier contact, il est d’autres sensualités tabagiques qui certes exigent davantage d’intimité, mais auxquelles je suis non moins sensible. Autant, je le reconnais, une haleine chargée de tabac froid n’est pas ce qu’on peut imaginer de plus séduisant, autant un baiser au goût de tabac chaud fait mes délices (et plus encore le baiser d’une bouche encore pleine de fumée) – a fortiori quand le goût du tabac qui m’est ainsi offert n’est pas celui que je fume : sentir s’immiscer dans sa bouche encore pleine de l’âpreté d’une Gitane brune la douceur d’un blond léger de Virginie (comme celui des Craven A) est tout simplement bouleversant. De même, autant des cheveux, des vêtements tout uniment imprégnés d’une odeur de cigarette peuvent être d’un agrément douteux, autant mon désir peut s’accroître violemment lorsque certains parfums (je pense en particulier à Jicky) et certaines odeurs de corps féminin (là, à une peau à la sueur mi poivrée, mi lactée et sentant le savon de Marseille frais) se mêlent d’une note de fumée.

On pourrait en déduire que je n’apprécie que les fumeuses occasionnelles : ce serait se tromper. Fumant moi-même une petite dizaine de cigarettes par jour, les odeurs de tabac froid ne sont guère pour me déranger ; en revanche, leur contrepartie positive, chez les femmes qui fument beaucoup, constitue par elle-même un charme sensuel auquel je résiste mal : une voix un peu plus rauque, un peu plus grave, entrecoupée de brefs accès d’une toux sèche.

Enfin, il est aussi un charme particulier aux fumeuses : c’est celui d’une autre convivialité – une convivialité d’après l’étreinte : fumer ensemble une cigarette lorsqu’on est encore nus et en sueur vient prolonger la sensualité partagée en dispensant de ces conversations où chacun se montre maladroit : laisse exister le silence tout en préservant, dans la fumée qui monte, quelque chose de l’intimité qui vient de se donner. A quoi il faut ajouter l’abandon, à mes yeux d’une beauté bouleversante, d’une femme qui fume nue.

Cela dit, « fumer nuit gravement à la santé », ne l'oubliez pas.

4 commentaires:

  1. Le tabac est tellement devenu lié à l'interdiction, à l'accusation d'addiction, que j'ai lu vos lignes, moi, fumeuse occasionnelle, avec délices...
    Parce que vous faites ici appel aux sens, et qu'ils me sont chers..
    Je regarde d'autant plus une main avec une cigarette, sa vélocité, la façon d'accueillir ce tube fragile..La bouche, qui s'entrouvre, qui tète, qui aspire, qui garde, qui exhale..
    Bref, jolie ode à la cigarette..
    J'y penserai en allumant la mienne, tout à l'heure..

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  2. Oui, cette vaste entreprise de culpabilisation… On dirait que nos contemporains reportent sur ce plaisir sensuel-là toute la passion moralisatrice et prohibitionniste que leurs grands-parents faisaient peser sur la chair.

    Tenez, moi, je pense à vous en allumant la mienne. (Vous fumez quoi, vous ? Moi, plutôt des brunes, mais je ne sais pas si on en trouve encore en France.)

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  3. Un bien joli texte, en effet, sur la forme, mais sur le fond difficile, pour l'ex-fumeuse que je suis, d'adhérer totalement. Ce serait comme louer les vertiges de l'ivresse à un ancien alcoolique. Le temps où j'aurais abondé dans votre sens est totalement révolu, la morale et la culpabilisation n'ayant rien à voir à l'affaire. Et puis, ne pas fumer après l'amour, c'est aussi conserver plus longtemps dans les draps l'odeur des corps qui se sont étreints, c'est pouvoir se blottir dans les bras de celui qui vous a si bien aimée, c'est tous les petits gestes de l'après qu'une cigarette à la main ne permet pas.
    Merci quand même pour ce bel éloge qui réhabilite les fumeuses d'aujourd'hui comme d'hier.

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    1. Ne vous méprenez pas, surtout, chère Mademoiselle Coccinelle : je ne loue aucun excès, ni l’ivresse ni la tabagie (vous aurez d’ailleurs remarqué que :
      1. si je trouve quelques arguments pour « sauver » les femmes qui fument comme des sapeurs, je suis loin de cacher les désagréments, surtout olfactifs, que celles-ci peuvent occasionner à leurs amants ;
      2. mon éloge est surtout un éloge des fumeuses occasionnelles.)

      Et je suis le premier à reconnaître que, nonobstant l’agacement que provoque chez moi le discours antitabac, on peut aussi ne pas ou ne plus vouloir fumer pour d’excellentes raisons !

      En outre, quand je parle de « fumer après l’amour », il ne s’agit pas forcément d’un après immédiat (d’ailleurs, s’agissant des draps et de leur odeur, je n’ai non seulement jamais fumé au lit, mais même jamais dans une chambre à coucher) : je pensais plutôt au moment où l’on quitte le lit avant de se rhabiller, où l’on se lève pour aller faire un café ou prendre une douche…

      (Au demeurant, je suis plus un adepte de l’amour l’après-midi que des nuits partagées, moins de la « chambre matrimoniale » (comme disent les hôtels italiens) que des étreintes improvisées sur le canapé ou le tapis du salon, voire, dans ma folle jeunesse, sous la douche ou sur le plan de travail de la cuisine : ceci explique peut-être cela…)

      Heureux en tous cas que ce texte vous ait plu.

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