vendredi 27 juillet 2012

La dame du vendredi, 1



Monica Vitti (L’Avventura, Antonioni, 1960)


Un mois de vacances au bord de la Mer Noire. Plus d’articles rédigés pendant ce temps, mais une série de portraits d’actrices : icônes qui, dans mon enfance et mon adolescence très cinéphile, ont orienté mon désir. Accessoirement, on pourra y voir le reflet de ma « cinémathèque intérieure ».

« La dame du vendredi », car je compte poster ces images chaque vendredi – et en référence au titre français (traduction littérale absurde) du film de Hawks His Girl Friday (1940), avec Cary Grant et Rosalind Russell.

mercredi 25 juillet 2012

Retour sur un rêve


J’ai enfin trouvé à quoi renvoyait ce rêve – ou plutôt à qui, en fait.

Mme H*** habitait dans la même résidence que mes parents, entre la ligne du RER A et le bois de Vincennes. Métisse, divorcée, elle vivait seule (son fils et sa fille qui vivaient aux Antilles venaient la voir deux fois par ans). Elle exerçait, si mes souvenirs sont exacts, des fonctions au siège social d’une grande compagnie d’assurances. Un soir qu’elle rentrait tard après une réunion, elle avait été victime d’une agression sur le court trajet qui sépare la gare de RER la plus proche de la résidence (c’était avant notre emménagement) ; à la suite de cela, elle s’était inscrite dans un club de sport où elle pratiquait, je crois, aïkido et musculation : c’était une chose assez rare pour une femme de son âge, d’autant que son style vestimentaire correspondait davantage à sa profession qu’à ses activités sportives. Un soir (je devais avoir dix-huit ou dix-neuf ans), mes parents et moi lui avions rendu visite ; à un moment, me voyant sans doute à l’écart de la conversation, elle m’avait interrogé sur mes centres d’intérêt : je lui avais parlé du livre que j’étais en train de lire, le dernier Kundera : Les Testaments trahis.

L’année suivante, je quittai l’appartement de mes parents pour un minuscule studio à Paris. Il ne me semble l’avoir jamais recroisée lorsque je repassais ensuite chez mes parents. C’est il y a quatre ou cinq ans que mes parents m’ont appris que Mme H***, jeune préretraitée, avait quitté la résidence pour aller vivre aux Antilles auprès de ses enfants.

Bien qu’elle ressemblât finalement assez peu à l’image de mon souvenir, la femme de mon rêve était Mme H***. En fait, en rêve, le souvenir procède par allusions, associations d’idées autant que par mimesis : certes, il y avait bien ce look « femme d’affaire », mais à la voir, on n’aurait peiné à deviner que Mme H*** pratiquât le bodybuilding, et elle était d’une carnation beaucoup plus claire que la femme de mon rêve : simplement, cette complexion et ce corps de bodybuildeuse signifiaient « Antilles » et « musculation » afin de désigner Mme H***. De même, le « scénario » de mon rêve, cette histoire de manuscrit posthume, signifiaient ce livre de Kundera – qui fut le sujet de la seule vraie conversation que j’aie jamais eu avec cette femme.

Reste bien sûr à savoir pourquoi, cette nuit-là, mon inconscient m’a désigné cette femme-là, que j’ai à peine connue. Peut-être cela a-t-il à voir avec cette réserve sexuelle ? De fait, je n’ai jamais considéré Mme H*** comme un possible objet de désir, quoi qu’elle fût objectivement belle et désirable : entraient là sans doute à la fois son attitude de politesse aimable mais toujours distante, l’idée d’une impossibilité a priori tenant à la différence d’âge et à la proximité de mes parents et l’espèce de crainte respectueuse qu’inspire une femme au passé manifestement douloureux (divorce, agression…)

Je ne sais cependant ce que, dans ce rêve, à travers le souvenir de Mme H***, mon inconscient voulait me dire. Me signaler que cette femme était effectivement désirable, me signifier qu’il m’aurait été possible de la désirer, m’enjoindre de ne plus me laisser arrêter par ce qui, parfois, m’empêche d’exprimer un désir ? Ou bien au contraire me dire qu’il est temps maintenant de tenir le désir à plus de distance que je ne l’ai fait ces dernières années, de rechercher avec les femmes des liens où entrerait plus de réserve ainsi que ce pouvait être le cas lorsque j’étais plus jeune ? Même si les sens possible en sont opposés, il est clair cependant que ce rêve méditait sur l’espèce de « retrait charnel » dans lequel je vis (assez bien, au demeurant) depuis mon expatriation.


P.S. : Il va de soi que, comme dans tous les souvenirs que je livre ici, les traits biographiques susceptibles d’identifier Mme H*** ont été modifiés, hormis ceux qui la rattachent directement à mon rêve.

lundi 23 juillet 2012

Eloge des grandes lectrices


Pablo Picasso, La Lecture, 1921, pastel sur papier, 62 x 47 cm

Ici et , dans deux blogs féminins que j’aime lire, ont été publiés récemment de belles notations sur le lien entre le désir féminin et une certaine pratique de la lecture (et aussi de l’écriture). Au fond, ce que ces deux admirables jeunes femmes disent, chacune à leur façon, rejoint ce constat que j’ai souvent fait : les meilleures amantes (les plus audacieuses, les plus subtiles) sont de grandes lectrices.

Par « grandes lectrices », je n’entends pas nécessairement des « intellectuelles » (dans le sens péjoratif de ce mot : des personnes perdues dans la nuée des concepts abstraits), moins encore des femmes qui lisent beaucoup, mais des femmes qui vivent un rapport à la fois fervent et exigeant à la lecture.

J’y vois plusieurs raisons.

Tout d’abord, dans l’expérience de la lecture entre en jeu un retrait radical du monde, un écart vis-à-vis de la socialité courante, un vœu de silence (même temporaire) qu’illustre à merveille la rumeur feutrée d’une bibliothèque – tout ce qui est nécessaire à une entente profonde de ce qu’est l’intime, le secret nécessaire à tout échange sensuel. Une grande lectrice pourra être volubile mais saura toujours très exactement à quel moment la voix basse ou le taire deviennent nécessaires, impérieux.

Cependant, ce sens du retrait n’est pas, pour une lectrice, une fuite loin des passions. Au contraire, dans la lecture, ce premier retrait ne conduit jamais à l’ataraxie, mais à un investissement émotionnel second – à une empathie violente envers l’objet de sa lecture. Les sentiments qu’éprouve la grande lectrice éprouve vis-à-vis de Lucien de Rubempré ou d’Albertine, de Justine ou de Fabrice del Dongo – mais aussi bien des indiens nambikwara ou des habitants de Montaillou entre 1294 et 1324 – des sentiments d’une puissance et d’une complexité qu’elle éprouvera rarement à l’égard de ses amitiés Facebook, de ses collègues de bureau ou de ses party-boys. Cette expérience, cette éducation sentimentale prédispose peut-être bien davantage que la « vraie vie » aux passions intimes.

Qu’on ne croie pas pour autant que je fasse l’éloge du bovarysme – au contraire. Les grandes lectrices savent au contraire (c’est peut-être une de leurs différences essentielles avec celles qui lisent – peut-être beaucoup – mais se contentent d’une identification à sens unique) que chaque personnage d’un roman ou chaque « thème » d’un essai, n’est qu’un des masques endossé par l’auteur – et que la lectrice revêtira à son tour : la grande lectrice est celle qui jouit de ce jeu de masques kaléidoscopique, qui investira successivement ou simultanément chacun de ces masques (Kundera dit que chaque personnage de roman est un « moi expérimental ») : elle « incarnera » ainsi Raskolnikov et le juge Porphyre, Achab et la baleine blanche, aussi bien que la force explicative du schème noème-noèse et la façon dont la conscience perceptive lui est irréductible. Or, là aussi, cette expérience est assez unique, et peut être reversée dans le champ de l’intimité amoureuse : la grande lectrice est celle qui saura se montrer délicate et indécente, soumise et dominatrice, tout en sachant qu’il ne s’agit là que d’un jeu de masques et que son être ne saurait être réduit à l’une de ces identifications ludiques.

Un autre point est lié à ce dernier : j’ai évoqué cette idée des « moi expérimentaux » dans la lecture. De fait, la grande lectrice est quelqu’un qui sait suspendre son jugement, ses principes éthiques, ses réactions épidermiques ou viscérales et ses déterminations socioculturelles (et non y renoncer) le temps de cette expérimentation – et apprécier la connaissance qu’elle aura ainsi acquise. Ainsi, pour donner un exemple, la grande lectrice athée sera-t-elle quelqu’un qui sera aussi capable de s’expérimenter comme croyante en lisant Pascal ou Simone Weil, de même que la grande lectrice croyante sera quelqu’un qui pourra s’expérimenter comme athée en lisant Nietzsche ou Bataille – et l’athéisme de l’une, la croyance de l’autre ne seront qu’enrichis par cette expérience. Je crois donc que les grandes lectrices sont de ce fait, dans l’intimité, plus audacieuses, en ce sens qu’elles sauront plus facilement suspendre le temps de l’expérience, leurs interdits ou leurs réticences, voire aller délibérément à leur encontre – sans pour autant craindre de se renier.

Lucian Freud, Girl Reading, 1952, huile sur toile, 15,2 x 20,3 cm, collection particulière

Je vois encore un point plus directement lié à la dimension langagière de la lecture.

La grande lectrice est en effet quelqu’un qui s’investit dans une œuvre de langage ; or le langage est un système de signes non mimétique mais référentiel : ce qui veut donc dire que si le langage suscite et organise des images mentales, celles-ci n’ont pas de traduction immédiate, unique, intangible comme peuvent en avoir les arts visuels. Il appartient donc au lecteur (à la lectrice) de reconstruire lui-même ses propres images mentales. Avec l’expérience d’une lecture approfondie, le lecteur (la lectrice) produit donc à partir d’un texte des images mentales d’une grande précision, supérieure même aux images sensorielles perçues « dans la vraie vie » (quel lecteur de La Montagne magique ne porte en lui une image plus complète, plus détaillée du sanatorium du Berghof que, disons, de l’hôtel où il a passé ses dernières vacances ?) ; de ce fait, le grand lecteur (la grande lectrice) acquiert l’habitude de construire des images mentales détaillées – de lieux, de personnages, de scènes. On voit où je veux en venir : les grandes lectrices ont par là même une capacité de fantasme supérieure en termes de richesse, de précision, de construction.

Enfin, la pratique de la lecture implique (c’est presque bête de le dire) un enrichissement du langage. Ce qui veut dire que la grande lectrice sait manier un spectre langagier très large – ce qui vaut aussi dans son intimité amoureuse : elle saura, dans le jeu de la séduction comme dans le déduit, émettre comme recevoir des « messages » à la fois plus nuancés et plus précis avec une certaine économie de moyens ; elle saura aussi jouer sur les registres de langue, user alternativement des périphrases les plus précieuses comme des mots les plus crus au lieu de s’en tenir à un langage banal : la grande lectrice est celle qui saura passer de « il ne me déplairait pas que vous vous montriez entreprenant » à « fous-moi bien dans le cul, mon salaud ! » au lieu de répéter bêtement « j’ai envie que tu me fasses l’amour ».

Ajoutons à cela enfin que la lecture, en plus d’être une expérience intérieure et une pratique du langage est aussi un moyen de connaissance. Et donc aussi, potentiellement, un moyen de connaissance érotique. Ce dernier point ne s’applique certes pas à toutes lectures ; mais il n’en demeure pas moins que, sans se substituer à l’expérience, le savoir acquis en lisant, disons, Point de lendemain ou  L’Usage des plaisirs, viendra enrichir considérablement la sexualité de la grande lectrice.

Qu’on ne se méprenne pas : cet éloge doit être pris pour un éloge érotique des grandes lectrices, non pour une dépréciation des qualités amoureuses des femmes qui ne lisent pas. (Au demeurant, si l’on doit trouver ici un contre-modèle de celles dont je prononce ici l’éloge, ce ne serait pas vers les non-lectrices qu’il faudrait se tourner, mais plutôt vers celles qui lisent un peu, qui lisent des choses faciles et pour se divertir.) Il doit aussi être tenu compte du fait que, moi-même grand lecteur, il m’est tout simplement plus facile de trouver un langage commun – donc une possibilité de rencontre vraie (et pas seulement d’ordre érotique)  – avec de grandes lectrices, et que, les connaissant donc mieux, je suis plus à même de louer et de m’expliquer leurs qualités amoureuses.


Le texte ci-dessus comporte, dans l’ordre, des allusions aux œuvres suivantes : Balzac, Illusions perdues, Splendeur et misère des courtisanes ; Proust, A la recherche du temps perdu ; Sade, Justine ou les malheurs de la vertu ; Stendhal, La Chartreuse de Parme ; Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques ; Emmanuel Le Roy Ladurie, Montaillou, village occitan de 1294 à 1324 ; Dostoïevski, Crime et châtiment ; Melville, Moby Dick ; Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception ; Thomas Mann, La Montagne magique ; Vivant Denon, Point de lendemain ; Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. II : L’Usage des plaisirs.

samedi 21 juillet 2012

Rêve II



Rêve étrange, cette nuit : un rêve érotique, oui, d’une certaine manière, mais sans « achèvement » érotique ; un rêve surtout qui semble me désigner quelque chose – mais quoi ?

Tout ce dont je m’en souviens, c’est ceci :

Dans le dédale de couloirs moquettés d’un hôtel, j’accompagne une femme (je vois mal son visage, mais c’est une femme métissée, antillaise peut-être) vêtue de façon à la fois stricte et élégante, chemisier blanc et jupe-tailleur gris-beige. Paradoxalement, la situation semble n’avoir rien d’érotique, ni même d’équivoque. Nous avons une discussion « sérieuse » à voix très basse ; il me semble que nous parlons d’un livre ou d’une thèse (quelque chose qui aurait à voir peut-être avec les sciences humaines, l’histoire ou la philosophie) ; cette phrase, prononcée par ma compagne me revient : « Il fait table rase de tous les présupposés antérieurs. »

La femme ouvre la porte d’une chambre avec une carte magnétique. C’est une chambre d’hôtel impersonnelle mais d’assez bon standing, avec un lit à une place – une chambre étroite, toute en longueur, assez sombre : il doit faire nuit au dehors, seule une lampe de chevet éclaire la pièce. Ma compagne me fait asseoir sur une chaise puis entreprend de se déshabiller, mais la chose semble naturelle et dépourvue de toute ambiguïté (comme si elle était ma mère ou ma sœur), et d’ailleurs la conversation sur ce livre ou cette thèse se poursuit tandis qu’elle se dévêt.

Une chose me surprend : cette femme est exceptionnellement musclée, ses jambes en particulier ressemblent à celles d'un bodybuilder. Pas de doute, pourtant : lorsqu’elle est entièrement nue, c’est bien une femme, pas un travesti ni un transsexuel. Et de toute manière je sais, comme on sait dans les rêves, sans savoir comment ni pourquoi, que c’est bien une femme ; je la sais de même belle et pourtant ne la désire pas (et sa musculature n’a rien à y voir : je peux trouver désirable une femme très musclée, pour autant que sa musculature ne détruise pas l’harmonie des proportions entre poitrine, taille et hanches). Puis, à peine est-elle nue, elle se rend dans la salle de bains. Resté seul dans la pièce, je vois une épaisse enveloppe de papier kraft posée à mes pieds, je sais (me l’a-t-elle dit auparavant ?) qu’elle contient le texte dont nous parlions (il s’agirait donc plutôt d’un manuscrit ?) mais je m’interdis de l’ouvrir.

La femme revient avec à la main une robe noire sur un cintre et des sous-vêtements noirs eux aussi, puis avec le même naturel qu’elle s’était déshabillée, entreprend de passer ces nouveaux vêtements mais en silence cette fois, un silence que je ne brise pas.

Mon rêve, ou du moins le souvenir que j’en ai au réveil, s’achève ici.

Il est toujours vain d’expliquer rationnellement une situation onirique – mais celle-ci est vraiment intrigante.

S’agissait-il d’une relation professionnelle ? Etions-nous lecteurs ou traducteurs dans une maison d’édition ou universitaires en congrès ? (Je n’ai jamais été rien de semblable.) Pourquoi ce changement de costume à vue ? Devait-elle se rendre à une soirée « habillée » ou à des funérailles ? Si c’est la dernière hypothèse, le manuscrit était-il une œuvre posthume dont nous eussions été les exécuteurs testamentaires ?

Et cette absence de désir, ce curieux mélange d’absolue impudeur et de réserve qui semblait aller de soi ? Liens du sang ? (Non, ou alors très lointains, puisque ma compagne était métissée.) Ou bien peut-être ma compagne n’aimait-elle que les femmes ? (Pourtant, il ne me semble pas l’avoir su comme je savais qu’elle était bien une femme.)

Et pourtant, par une intuition très vague et pourtant très forte, j’ai la certitude que le sens (naturellement inconscient) de ce rêve n’est pas à chercher dans une quelconque « explication » de la scène : j’ai la quasi certitude que c’est quelque chose de bien plus simple, que le « message » est bien en deçà de ces réflexions qui ne mènent à rien.

mercredi 18 juillet 2012

Musique de nuit III



S’il est une musique de la nuit – une musique qui dise la nuit, l’inquiétude et le désir infinis de la nuit, comme aussi son immensité sereine – c’est bien celle-là :  La Nuit transfigurée (Verklärte Nacht) de Schoenberg, ici par Daniel Barenboïm et l’Orchestre Symphonique de Chicago.

dimanche 15 juillet 2012

Mythe II : Judith



Giorgione, Judith, v. 1504, huile sur panneau, transféré sur toile, 144 x 68 cm, Saint-Pétersbourg, Musée de l’Hermitage

J’ai beau être un agnostique serein, je suis « de culture judéo-chrétienne » (protestante du côté de mon père, catholique du côté de ma mère) tout autant que de culture gréco-latine, et j’aime beaucoup lire la Bible – peut-être à cause d’une quasi-homonymie avec l’un de ses plus importants traducteurs en langue française. J’en relis souvent des passages, surtout les courts romans deutérocanoniques (Judith, Esther, Tobie).

Jan Massys, Judith, milieu du XVIe s., huile sur panneau, 115 x 80,5 cm, Anvers, Musée Royal des Beaux Arts

Ce qui m’a toujours enchanté dans ce texte (dans ces textes, en fait : né de processus complexes d’écriture, de compilation, de réinterprétation – processus en eux-mêmes fascinants) c’est cette dimension plurielle, contradictoire, polyphonique. C’est aussi cette galerie de figures mythiques ou littéraires, si porteurs des possibilités contradictoires de l’humain qu’ils en sont irréductibles à une lecture moralisante, mais en revanche toujours susceptibles d’être réactualisés – et notamment par le regard des peintres.

Le Caravage, Judith décapitant Holopherne, v. 1598, huile sur toile, 145 x 195 cm, Rome, Galleria Nazionale d’Arte Antica (Palais Barberini)

Parmi eux, Judith ; évidemment ce livre, relu cette nuit, m’enchante par sa dimension érotique. En se plaçant en deçà ou au-delà de l’interprétation psychanalytique facile (la castration), j’avoue être sensible au destin d’Holopherne, qui meurt la tête tranchée dans son sommeil par sa jeune maîtresse béthulienne après que celle-ci l’a enivré. Le cadre nocturne du récit, ce double thème du désir comme piège mortel et du récit comme relance du désir, le fait que Judith soit une jeune veuve (et non une vierge), le mâle guerrier enivré et fou de désir qui tombe sous les coups d’une femme – tout cela me parle au plus haut point.

Gustav Klimt, Judith et Holopherne, 1901, huile sur toile avec placage d’or, 84 x 42 cm, Vienne, Österreichische Galerie (Palais du Belvédère)

Comme j’aime aussi les variations des peintres sur ce thème, chacun lui apportant les éclairages d’un Zeitgeist qu’il cristallise ou la spécificité d’un style : l’érotisme pointu savant de la Renaissance tardive qu’on retrouve chez Jan Massys, via l’influence de l’école de Fontainebleau ; la Vienne de Freud qu’on retrouve dans la Judith somnambule ou cocaïnomane de Klimt ; le hiératisme aux teintes vénitiennes de Giorgione, le clair-obscur au réalisme violent du Caravage… Et bien d’autres encore.

vendredi 13 juillet 2012

Fantasme I



La veille, au téléphone, vous m’auriez dit n’avoir, entre votre réunion du matin et celle de l’après-midi, que très peu de temps à me consacrer, et même ne pouvoir être sûre de vos horaires à l’avance. (Or c’eût été la seule journée que j’eusse dû passer à Paris.) Je vous aurais alors proposé de vous attendre dans un café, près de votre bureau, afin que nous puissions déjeuner ensemble, fût-ce d’un sandwich. Vous auriez refusé, réfléchi, puis proposé une autre solution : que j’aille vous attendre chez vous. J’aurais protesté que cela nous laisserait encore moins de temps. Vous auriez insisté. J’aurais bien sûr fini par céder.

J’aurais donc trouvé, conformément à ce que vous m’auriez dit, le double des clefs de votre appartement au fond du porte-parapluie du palier. La surprise aurait été, dans une enveloppe à mon nom glissée sous la porte, ce bristol où vous auriez écrit ces quelques lignes : « Quand vous serez arrivé, déshabillez-vous, et montez m’attendre dans la mezzanine. J’arriverai sitôt que je le pourrai. » Je me serais donc exécuté, laissant mes vêtements sur une chaise au bas de l’escalier.

Je serais donc là, à vous attendre depuis près de trois quarts d’heure, assis sur le fauteuil de votre mezzanine, la bite tantôt bandant dur tantôt flaccide, selon le cours de mon imagination.

A présent, j’entendrais votre clef tourner dans la porte d’entrée, en bas, puis vos pas sur le parquet. Vous diriez, contemplant sans doute mes effets : « Bonjour, Gabriel. C’est un plaisir de vous trouver si compréhensif. Pardonnez-moi, mais je dois filer dans cinq minutes. » Je nous vous répondrais rien, submergé d’émotion à vous entendre, d’abord, puis à vous voir monter les escaliers.

Nous nous souririons sans rien dire, vous un peu essoufflée mais impeccablement coiffée et maquillée, et vêtue d’une élégante robe de coton à imprimé. Je serais un peu confus, non de ma nudité, au contraire, mais de prendre ainsi de votre temps si précieux – et anxieux de pouvoir répondre à ce que vous attendez de moi.

Puis, sans mot dire, vous me feriez rassoir, ôteriez vos escarpins, remonteriez le bas de votre robe afin de ne pas le froisser, puis vous agenouilleriez. En dépit de votre position, je n’oserais imaginer que vous puissiez me sucer : votre maquillage risquerait d’en souffrir, et vous n’auriez pas le temps de le refaire.

Non, bien sûr, vous ne me suceriez pas : vous me branleriez, tantôt avec lenteur et tendresse, tantôt presque avec brutalité, sans cesser de me regarder dans les yeux ni de me sourire – et toujours sans dire un mot. Au moment où je jouirais, vous accompagneriez si bien de vos mains la montée du foutre que celui-ci s’écoulerait doucement de ma queue, de sorte que vos vêtement, vos cheveux, votre visage demeureraient immaculés.

(Outre que vous vous soucieriez de votre mise, vous auriez deviné mon peu de goût pour l’« éjaculation faciale ».)

Vous lécheriez du bout de votre langue – en ayant soin de n’y pas compromettre votre rouge à lèvres –  le foutre sur vos doigts, puis me passeriez d’un geste presque sec une petite serviette éponge pour que j’essuie celui qui serait répandu sur mon ventre. Vous vous redresseriez, sans vous départir de votre sourire.

Puis déjà, vous réajusteriez votre robe, renfileriez vos escarpins en me disant : « Pardonnez-moi, Gabriel, j’avais si peu de temps… Il faut que je file. » Tandis que je demeurerais interdit, vous seriez déjà redescendue, continuant de parler. « Mais vous, prenez votre temps, n’hésitez pas à profiter de la douche, c’est ici, au fond du couloir, les serviettes sont dans la petite armoire. Laissez les clefs là où vous les avez trouvées. Je vous embrasse. »

J’aurais beau, à ce moment-là, sortir de ma stupeur et dévaler l’escalier, ce serait trop tard : vous auriez déjà fermé la porte derrière vous. Je ne pourrais évidemment pas sortir nu sur le palier pour vous quémander un baiser. Il ne me resterait donc plus qu’à suivre vos dernières instructions. Il ne serait pas interdit de penser que, tout à l’heure sous la douche ou un plus tard sur le quai de la Gare de Lyon, je pleurerai – de gratitude.

mercredi 11 juillet 2012

Eloge des fumeuses

Ronald B. Kitaj, Marynka Smoking, 1980, pastel et fusain sur papier, 90,8 x 56,5 cm, collection de l’artiste.

J’ai toujours aimé les femmes qui fument, ne serait-ce qu’occasionnellement, et éprouvé une gêne réelle dans l’intimité de non-fumeuses militantes.

C’est d’abord que la cigarette m’est toujours apparue comme un lieu de séduction essentiel.

D’abord, elle a longtemps été l’occasion d’un contact « neutre » entre deux inconnus du même sexe : demander une cigarette ou du feu, c’est à la fois ouvrir l’espace d’une possible complicité que cela implique pour autant les lourdeurs d’une drague, c’est aller au devant de l’autre tout en lui laissant l’entière liberté de s’en tenir là. (En l’espèce, j’ai toujours respecté quelques règles simples : un homme ne demande pas une cigarette à une inconnue mais seulement du feu ; un homme ne refusera pas une cigarette à une inconnue ; s’il n’y est pas incité, un homme n’insiste pas pour lier plus avant avec l’inconnue à laquelle il vient de demander du feu ou d’offrir une cigarette.)

(Reste d’ailleurs à savoir en quoi la politique anti-tabac qui sévit en France pourrait modifier cette situation. D’un côté, on pourrait penser qu’elle limite cette forme de convivialité-là : au prix du paquet, demander une cigarette serait presque déplacé, et les modes de contournement de cette contrainte (limitation de la consommation quotidienne, usage du tabac à rouler…) tendent à réduire les opportunités de ce type de contact. D’un autre côté, on pourrait aussi imaginer que la stigmatisation généralisée du tabac tende à créer une complicité plus immédiate entre les fumeurs : j’ai lu que de nombreuses idylles se nouaient à la porte des restaurants, entre fumeurs délaissant un instant leur tablée pour assouvir leur vice – à vérifier, mais pas impossible.)

De plus, il entre dans le geste même de fumer toute une gestion du corps susceptible de cristalliser le désir avec une efficacité redoutable. En m’épargnant la psychanalyse à deux sous de « la cigarette comme symbole phallique », je dois dire que, chez une femme, des mouvements de poignets légers mais fermes et des doigts sans excessive mobilité pour tenir la cigarette, le creusement des joues et le resserrement des lèvres pour une aspiration profonde, le soulèvement bref des ailes du nez pour en faire sortir la fumée sont des mouvements de physionomie qui m’ont toujours séduit à l’extrême. Et, à l’inverse, une amie me racontait que ce qui l’avait séduit d’emblée chez son mari était sa façon de fumer « à la Steve McQueen ».

Outre cette sensualité qui affleure dans le premier contact, il est d’autres sensualités tabagiques qui certes exigent davantage d’intimité, mais auxquelles je suis non moins sensible. Autant, je le reconnais, une haleine chargée de tabac froid n’est pas ce qu’on peut imaginer de plus séduisant, autant un baiser au goût de tabac chaud fait mes délices (et plus encore le baiser d’une bouche encore pleine de fumée) – a fortiori quand le goût du tabac qui m’est ainsi offert n’est pas celui que je fume : sentir s’immiscer dans sa bouche encore pleine de l’âpreté d’une Gitane brune la douceur d’un blond léger de Virginie (comme celui des Craven A) est tout simplement bouleversant. De même, autant des cheveux, des vêtements tout uniment imprégnés d’une odeur de cigarette peuvent être d’un agrément douteux, autant mon désir peut s’accroître violemment lorsque certains parfums (je pense en particulier à Jicky) et certaines odeurs de corps féminin (là, à une peau à la sueur mi poivrée, mi lactée et sentant le savon de Marseille frais) se mêlent d’une note de fumée.

On pourrait en déduire que je n’apprécie que les fumeuses occasionnelles : ce serait se tromper. Fumant moi-même une petite dizaine de cigarettes par jour, les odeurs de tabac froid ne sont guère pour me déranger ; en revanche, leur contrepartie positive, chez les femmes qui fument beaucoup, constitue par elle-même un charme sensuel auquel je résiste mal : une voix un peu plus rauque, un peu plus grave, entrecoupée de brefs accès d’une toux sèche.

Enfin, il est aussi un charme particulier aux fumeuses : c’est celui d’une autre convivialité – une convivialité d’après l’étreinte : fumer ensemble une cigarette lorsqu’on est encore nus et en sueur vient prolonger la sensualité partagée en dispensant de ces conversations où chacun se montre maladroit : laisse exister le silence tout en préservant, dans la fumée qui monte, quelque chose de l’intimité qui vient de se donner. A quoi il faut ajouter l’abandon, à mes yeux d’une beauté bouleversante, d’une femme qui fume nue.

Cela dit, « fumer nuit gravement à la santé », ne l'oubliez pas.