samedi 29 septembre 2012

A propos de grains de beauté




Mon apparence physique est simplement ordinaire (je parle ici de ces « signes particuliers » que l’on recensait autrefois sur les cartes d’identité). J’ai pourtant bien un de ces signes physiques distinctifs : j’ai beaucoup de grains de beauté, d’un brun assez foncé, mais on ne les remarque guère lorsque je suis habillé : sur mon visage, les plus petits d’entre eux se sont éclaircis d’eux-mêmes de sorte que rien ne les distingue des plus classiques de taches de son, et les plus gros passent inaperçu lorsque mes joues sont mal rasées (ce qui est le plus souvent le cas) ; quant à celles de mes avant-bras, elles sont certes plus visibles mais encore faut-il que je porte des manches courtes. Mon corps, en revanche, en est littéralement constellé.

J’ai longtemps détesté ces grains de beauté. Ayant été un enfant presque laid, j’en étais venu à souffrir du mot lui-même : il y a une ironie cuisante à s’entendre dire que l’on est couvert de grains de beauté quand beau, on l’est en fait si peu. Adolescent, ils me furent une vraie souffrance : l’excès de leur nombre me paraissait une anomalie à la limite de la monstruosité, de sorte que j’éprouvais une vraie répugnance à les laisser voir (et l’on prit pour de la pudeur sexuelle ma gêne à me déshabiller) ; le fait qu’il m’ait fallu, à partir du même âge, consulter régulièrement un dermatologue afin de s’assurer qu’aucun de ces nævi mélanocytaires n’évoluent en mélanome n’a pu que redoubler mon malaise (en plus, ces taches brunes portaient la menace du cancer !)

Ce n’est finalement qu’au début de l’âge adulte que je commençai à me résoudre à faire avec. Qu’aucune des femmes qui consentirent alors à partager l’intimité de mon corps n’exprimât de dégoût à l’encontre de ces marques m’incita à une certaine clémence : c’est, pensais-je alors, que ces taches disgracieuses n’ont finalement rien de franchement rédhibitoire : je m’étais fait une montagne d’une taupinière. Mais je les trouvais encore disgracieuses.

Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’eut lieu leur « réhabilitation » – grâce à deux femmes qui m’accordèrent quelques privautés à à peine plus d’un an d’intervalle.

V. (que j’ai trop brièvement évoqué ailleurs) portait elle-même sur son visage aux traits si purs un gros grain de beauté auquel il était impossible de ne pas trouver un charme (s’il avait été une mouche, on l’eût appelée au XVIIIe siècle l’enjouée : juste sur la fossette au coin de son sourire) et quelques-unes (cinq ou six) sur le reste de son corps. Or, V. devait justement me dire un jour que mes propres grains de beauté, s’ils ne l’avaient pas « séduite » à proprement parler, n’en jouaient pas moins un rôle déterminant dans notre intimité : c’est qu’ils créaient, selon ses propres mots, « un sentiment de gémellité qui [la mettait] en confiance ».

L. – ce fut plus troublant encore. L. était une très jeune femme d’origine asiatique vivant aux Etats-Unis ; son cousin C. m’avait désigné comme son cicérone pour le court séjour estival qu’elle devait faire à Paris – non sans m’avoir prévenu qu’elle était le contraire d’une fille facile. Or, après deux jours seulement de Louvre, de Beaubourg et de Musée de Cluny, c’est L. elle-même qui prit l’initiative d’ébats improvisés dans mon studio. C. n’avait pourtant pas menti : sans être encore pucelle, L. était rien moins qu’experte dans le déduit – et elle se montra dans l’après d’une grande timidité. Or, comme pour expliquer une audace que l’on sentait inhabituelle, elle me dit : « J’avais remarqué que tu avais beaucoup de grains de beauté sur les bras, j’étais curieuse de te voir nu pour savoir si tu en avais sur tout le corps. »

Ce qui m’amena à la pensée que ce genre de détails anatomiques mineurs n’ont intrinsèquement aucune force attractive ni rédhibitoire, mais qu’ils peuvent en revanche être ces fétiches ou ces points de cristallisation du désir dans l’œil d’autrui – en fonction de ce qu’est autrui, de ses goûts et dégoûts qui dessinent l’image deson énigme corporelle.

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