vendredi 14 septembre 2012

J’aime, je n’aime pas…




J’ai lu beaucoup Roland Barthes à l’époque où j’étais élève de khâgne ; mais à l’époque, c’était surtout le Barthes critique littéraire et sémiologue (j’aimais beaucoup la façon dont il parlait de Sade dans les deux essais de Sade, Fourier, Loyola : une analyse de Sade en dehors du sadisme – c’est-à-dire de Sade écrivain). Plus récemment, à l’occasion de la sortie de son Journal de deuil, j’ai eu l’occasion de découvrir un autre Barthes, celui de ses dernières années : un Barthes à l’égotisme retors, parlant de lui-même quand il semble parler d’autre chose (du Japon, du langage amoureux, de la photographie, de la lumière du Sud-Ouest) ou au contraire se tenant à une distance ironique de la subjectivité lorsqu’il parle ouvertement de lui – qu’il s’agisse de ses « essais de journal intime » ou de ce petit volume, que j’avais seulement feuilleté lorsque je l’avais acheté il y a presque vingt ans : Roland Barthes par Roland Barthes.

Ce Barthes-là m’a étonné par son souci du corps – de son corps comme du corps des autres. Ce qui m’a retenu, c’est que Barthes ici n’élude pas la question du corps « sexuel » (et homosexuel dans son cas) mais ne l’exagère pas non plus : on a l’impression que le corps est une totalité qui s’expérimente certes par la sexualité mais aussi par le langage, par l’écoute de la musique, la pratique du dessin ou du piano, l’expérience de la migraine ou de la fatigue, par les sensations gustatives, par le souvenir (qu’il appelle anamnèse).

J’ai en particulier été très sensible à la justesse de ce passage où, après avoir dressé une liste de ce qu’il aime et de ce qu’il n’aime pas, il écrit ceci : « J’aime, je n’aime pas : cela n’a aucune importance pour personne ; cela, apparemment, n’a pas de sens. Et pourtant, tout cela veut dire : mon corps n’est pas le même que le vôtre. Ainsi, dans cette écume anarchique des goûts et des dégoûts, sorte de hachurage distrait, se dessine peu à peu la figure d’une énigme corporelle, appelant complicité ou irritation. »

(Et je me demande si la prolifération facebookienne des « j’aime » ne correspond pas sournoisement à une banalisation et à une marchandisation des « énigmes corporelles » que nous sommes ; enfin, je n’en sais rien : je n’ai pas de page Facebook.)

Je me suis amusé à écrire mes propres listes de ce que j’aime et de ce que je n’aime pas – à la manière de Barthes, c’est-à-dire en évitant de mentionner mes préférences sexuelles et les choses qui vont par trop de soi (« je n’aime pas l’intolérance ») :

J’aime : le café, les salades amères (pissenlit, chicorée, roquette), le cumin, les fromages de chèvre cendrés, la réglisse, la gelée de coings, l’odeur de terre humide après un orage, les chardons bleus, les lunaires (monnaies du pape), les immortelles des dunes, le Perrier glacé, les gens qui parlent à voix basse, Pablo Casals, le bourbon, les matelas et les sommiers un peu durs, le lapin à la moutarde, les cigarettes brunes, Bach, la randonnée, le pain d’épices, le chocolat noir, le caramel, les murets de pierre sèche, les pastels secs, les crayons à mine de plomb, l’encre sépia, les cartes et les atlas, le beurre salé, les essais autobiographiques (plutôt que les récits), le violoncelle, Giacometti, Zoran Music, la musique de chambre, Jean Paulhan, Jules Renard, Marcel Schwob, Michel Leiris, François Truffaut, les gares, le pouilly-fuissé, le chevalier-montrachet, le chablis, être en avance à mes rendez-vous, les Essais de Montaigne, la lumière de fin d’après-midi sur certains sentiers de l’Aubrac, l’odeur de bois et de vernis dans l’atelier d’un luthier, Paolo Conte, certains spectacles de Pina Bausch ou de Carolyn Carlson, etc.

Je n’aime pas : les animaux dans les appartements, les bonshommes à catogan, les géraniums, les agrumes, la Fête de la musique, la peinture surréaliste, les approximations syntaxiques, les bandes dessinées, Rostropovitch, les vestiaires, l’odeur de chlore des piscines, les aliments frits, les crèmes glacées, les gâteaux, l’opéra italien, les voix de tête, les gens qui parlent fort au restaurant, les téléphones portables, le langage SMS, les gourmettes, les foulards, le genre « baroque » au cinéma (de Fellini à Almodovar), les expositions kitsch à Versailles (genre Koons ou Murakami), les conversations portant sur la politique ou la religion, le mobilier « de style », les centres commerciaux, les villes nouvelles, les verrines, l’ésotérisme, les survêtements, etc.

Non sans me demander quelles « complicités » et quelles « irritations » ces lignes pourraient appeler…

5 commentaires:

  1. et bien...quelle liste de je n'aime pas...sourire...
    j'espère pour vous Gabriel et pour les personnes qui vous croisent, que la tolérance supprime provisoirement tous ces je n'aime pas...sourire...
    Je crois vous devriez découvrir un grand nombre de choses dans cette liste ;)

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  2. Entendons-nous bien : il entre dans cette liste toutes sortes de gradations, en particulier dans le rapport à autrui qu’elles impliquent.

    Il y a là d’une part des « je n’aime pas » qui ne renvoient qu’à une gêne ou un dégoût pour moi et en aucun cas à une antipathie pour qui « aimerait » ceci ou cela : par exemple, j’ai horreur de manger des agrumes, de porter des foulards, d’écouter de l’opéra italien ou d’utiliser un téléphone portable ; pour autant, je n’ai strictement rien contre les dévoreurs d’oranges, les porteurs de foulards, les verdiens ou les fanatiques du telefonino (du moins tant que l’usage qu’en font ces derniers reste dans des limites acceptables).

    Il y a encore des « je n’aime pas » qui correspondent chez moi à des agacements très fortement ressentis, mais qui à l’égard desquels je peux faire preuve, en effet, d’une grande tolérance : ainsi croyez-vous que je lirais votre blog si tel n’était pas le cas face aux approximations syntaxiques ? ;-D Il en va de même, par exemple, des voix de tête ou du goût pour les peintres surréalistes ou les interprétations de Rostropovitch : je ne dirais pas que ces « je n’aime pas » sont « provisoirement supprimés » mais plutôt que leurs effets sont suspendus (et, pour peu que quelques affinités viennent les compenser, cette suspension peut être durable).

    Et puis il y a des « je n’aime pas » qui, je le crains, excluent définitivement toute forme de tolérance à l’égard des contrevenants. Un bonhomme à catogan et gourmette qui, au restaurant, étalerait d’une voix de stentor son goût pour l’expo Koons à Versailles (et qui, dans son appartement meublé Louis XV hébergerait chien de manchon, reptiles exotiques ou aquarium géant) – et vous avouerez que ce type de personnage est monnaie courante dans certains milieux – eh bien, ce bonhomme-là et moi, on ne sera jamais copains.

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  3. P.S. : Mais aussi, pourquoi limiter votre réaction aux seuls « je n’aime pas » ? A vrai dire, il m’intéresserait beaucoup plus de me découvrir des goûts communs avec des inconnus que d’éventuels points de friction. Je rêve d’un commentaire qui dirait : « Ah, tiens ! Vous savez, moi aussi, j’adore Jules Renard et le lapin à la moutarde. »

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  4. Hm... j'aimerais bien pouvoir vous faire aimer aux moins trois choses:
    les gâteaux, les foulards et... "le baroque" d'Almodovar!
    (ce dernier, ne serait-ce que pour La piel que habito)

    Je plaisante, bien sûr!

    Et je me dis: tant que la longueur de votre liste "je n'aime pas" ne dépasse pas celle de la liste "j'aime", votre énigme corporelle se porte bien!

    Dans votre liste "j'aime", il y a un nom qui me saute aux yeux plus qu'un autre: Zoran Music. Je l'ai découvert, il y a deux ou trois ans (?!), dans un livre... une lecture d'été... Ensuite, voulant savoir plus, parce que cette lecture fut terrible... Et là... "Nous ne sommes pas les derniers"...

    Finalement, oui, vos listes "j'aime/je n'aime pas"... savoir un peu plus qui nous sommes, dans "l'invisible" aux autres.

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    1. Mais, chère Anna, vous me faites déjà aimer tant d’autres choses…

      Les gâteaux, je crains que ce soit très difficile ; mais si vous me cuisiniez des tartes ou des crumbles, vous pourriez bien parvenir à vos fins…
      Les foulards : mais tant que vous me demandez pas d’en nouer un autour de mon cou, je n’ai rien contre les foulards ! Et encore moins contre celles qui en portent… (Et puis même là : si vous vouliez nouer un foulard autour de mon cou en tant qu’accessoire érotique et dans des circonstances qui s’y prêtent, je me laisserais faire…)
      Almodovar – et plus largement ce cinéma « baroque » : ce n’est pas un jugement, seulement l’expression d’un goût ; j’apprécie un cinéma un peu plus austère, voilà tout… Et il est tout à fait possible que ce film-là me plaise, pour peu qu’il soit un peu plus sobre que les autres.

      Oui : pour tout vous dire, je devais me creuser la tête, à la fin, pour trouver des choses à écrire dans ma liste « je n’aime pas », alors que j’aurais pu encore poursuivre les « j’aime » sur des pages et des pages… (Et puis, que mon corps soit moins « énigmatique » pour vous, je ne demande pas mieux !)

      Oui, Music… Mais d’un autre côté, je regrette que son œuvre paraisse trop dominé par ces chefs-d’œuvre terribles que sont les toiles et les feuilles de Nous ne sommes pas les derniers ; moi qui l’ai découvert plus tôt, et par un autre biais, je trouve dommage non seulement qu’on rétro-projette sur ses paysages presque abstraits (à la Klee) ou sur ses beaux portraits l’ombre de cette expérience extrême. Par exemple : j’aimerais qu’on puisse voir la série des Anachorètes non comme des autoportraits de survivant mais comme l’expression d’une obstination solitaire ou d’un certain rapport entre le corps et la pensée dans l’acte même de dessinée.

      Oui, se connaître dans ce qui est invisible aux autres…

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