lundi 22 octobre 2012

Souvenirs IV : Le tourneur de pages



Adolescent, je jouais (passablement) du violoncelle. Etudiant, je fis encore un peu de musique de chambre, surtout en trio, le plus souvent avec mon camarade de prépa’, E., qui tenait la partie de violon. Nous nous perdîmes de vue, je ne pratiquai plus le violoncelle qu’à de rares moments de solitude, jouant avec toujours plus de difficultés les mouvements lents des suites de Bach. Au printemps 2008, à la sortie du dernier récital parisien d’Alfred Brendel, je revis E. : devenu inspecteur des Finances, il n’en continuait pas moins de « gratter des boyaux de chat avec du crin de cheval ». Il m’invita le week-end suivant à une séance de musique de chambre dans le délicieux rez-de-jardin scéen où il vivait.

Il y avait là la pianiste avec qui E. jouait le plus souvent : G., jeune femme d’origine italienne et chargée de TD dans une université parisienne. G. avait un corps superbe – très mince avec des seins ne retenait jamais de soutien-gorge et des cuisses que ne manquaient pas de dévoiler ses jupes toujours très courtes. E. m’apprit qu’elle était lesbienne (ce que des cheveux très courts pouvaient le laisser deviner, nonobstant une féminité si volontiers provocante).

La séance musicale tourna à ma plus grande confusion : même la partie de violoncelle, si simple, d’un des premiers Trios de Haydn m’échappa. Fausses notes, retards perpétuels, intonations désordonnées : je fus si calamiteux que je préférai me récuser pour les morceaux suivants. E. et G. protestèrent : cela les aurait peinés que je me retrouve au ban de cette séance de musique de chambre, je manquais d’entraînement mais quelques minutes encore et cela reviendrait tout seul, etc. Je crois que c’est moi qui trouvai la solution susceptible de mettre fin à notre gêne : ils n’avaient qu’à jouer des partitions pour violon et piano en duo – et puisque, si j’avais perdu toute dextérité instrumentale, je savais toujours mon solfège, je n’aurais qu’à tourner les pages de leurs partitions.

Ils se décidèrent pour les deux premiers mouvements de la Sonate en la majeur de Fauré et les trois Romances de Schumann ; E. (qui devait une partie de sa brillante carrière à une mémoire photographique) les connaissait déjà par cœur mais G. n’avait fait que les déchiffrer une fois : ce furent donc les pages de la partition de piano que j’allais devoir tourner.

Je n’avais jamais été tourneur de page. Ce rôle est le plus souvent dévolu aux meilleurs élèves de conservatoire qui trouvent ainsi une récompense dans le fait de pouvoir être au plus près, le temps d’un concert, du grand interprète en pleine action (je crois me souvenir qu’un pianiste français au prénom composé – Pennetier ? Collard ? Pommier ? Duchâble ? – était même devenu ainsi le tourneur de page quasi attitré du Musikverein lors de ses études à Vienne), quoique certains musiciens aient leur tourneur de page attitré, le plus souvent un conjoint ou un parent. Je découvris à cette occasion que tourneur de page est un emploi plus exigeant que je ne me l’imaginais : il faut être capable de déchiffrer une partition « en temps réel », de se concentrer pour ne pas avoir plus de quelques secondes d’inattention, d’avoir le geste vif mais sans maladresse.

Je ne m’en tirai pas trop mal – et j’en profitais même pour dérober un plaisir qu’il m’aurait été autrement impossible de connaître : lorgner plus que la décence ne le permettait dans le décolleté et les cuisses de cette belle G. qui n’aimait pas les hommes. Chaque fois que je me levais pour tourner une page, mon œil surplombait en effet ses seins – il me sembla même voir à un moment donné comme une lune de chair plus rose et plus granuleuse que la peau blanche et lisse se dévoiler dans un bâillement de tissus. G. elle-même dut sentir à ce moment-là et le semi dévoilement de son aréole et l’insistance de mon regard car je le vis rougir d’abord puis esquisser un sourire, et enfin se redresser de manière à clore cette échancrure.

Je n’ai jamais été vraiment ce qu’on peut appeler un « homme à seins » : non que je sois insensible à la belle rotondité d’un mamelon, à son poids dans la main, à la saillie d’un téton sous ma langue, mais des seins imparfaits – trop volumineux ou au contraire trop plats, ou encore un peu tombants, ou devant trop évidemment à la chirurgie – n’ont jamais eu à mes yeux ni sous ma main rien de rédhibitoire, alors que des fesses trop plates ou un peu flasques ont parfois brisé en moi l’élan d’un désir ; de même, des seins parfaits n’ont jamais fait naître en moi cette sorte de pulsion fétichiste qui cristallise désir et fantasmes jusqu’à l’obsession sur un point précis de l’anatomie féminine (ce qu’exemplairement des fesses peuvent susciter en moi). Il n’empêche : tout le temps que je jouai le tourneur de pages, je fus obnubilé par les seins de la pianiste – peut-être aussi dans la mesure même où je savais qu’ils ne me seraient jamais donnés qu’ainsi.

E. n’avait rien vu, tout à son violon. A mon départ, comme il regrettait que je n’aie guère pu profiter de cette après-midi musicale, ce fut G. qui répondit, avec un sourire mi-approbateur mi-dédaigneux : « Mais si, il en profité plus qu’il ne le fera jamais. »

samedi 29 septembre 2012

A propos de grains de beauté




Mon apparence physique est simplement ordinaire (je parle ici de ces « signes particuliers » que l’on recensait autrefois sur les cartes d’identité). J’ai pourtant bien un de ces signes physiques distinctifs : j’ai beaucoup de grains de beauté, d’un brun assez foncé, mais on ne les remarque guère lorsque je suis habillé : sur mon visage, les plus petits d’entre eux se sont éclaircis d’eux-mêmes de sorte que rien ne les distingue des plus classiques de taches de son, et les plus gros passent inaperçu lorsque mes joues sont mal rasées (ce qui est le plus souvent le cas) ; quant à celles de mes avant-bras, elles sont certes plus visibles mais encore faut-il que je porte des manches courtes. Mon corps, en revanche, en est littéralement constellé.

J’ai longtemps détesté ces grains de beauté. Ayant été un enfant presque laid, j’en étais venu à souffrir du mot lui-même : il y a une ironie cuisante à s’entendre dire que l’on est couvert de grains de beauté quand beau, on l’est en fait si peu. Adolescent, ils me furent une vraie souffrance : l’excès de leur nombre me paraissait une anomalie à la limite de la monstruosité, de sorte que j’éprouvais une vraie répugnance à les laisser voir (et l’on prit pour de la pudeur sexuelle ma gêne à me déshabiller) ; le fait qu’il m’ait fallu, à partir du même âge, consulter régulièrement un dermatologue afin de s’assurer qu’aucun de ces nævi mélanocytaires n’évoluent en mélanome n’a pu que redoubler mon malaise (en plus, ces taches brunes portaient la menace du cancer !)

Ce n’est finalement qu’au début de l’âge adulte que je commençai à me résoudre à faire avec. Qu’aucune des femmes qui consentirent alors à partager l’intimité de mon corps n’exprimât de dégoût à l’encontre de ces marques m’incita à une certaine clémence : c’est, pensais-je alors, que ces taches disgracieuses n’ont finalement rien de franchement rédhibitoire : je m’étais fait une montagne d’une taupinière. Mais je les trouvais encore disgracieuses.

Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’eut lieu leur « réhabilitation » – grâce à deux femmes qui m’accordèrent quelques privautés à à peine plus d’un an d’intervalle.

V. (que j’ai trop brièvement évoqué ailleurs) portait elle-même sur son visage aux traits si purs un gros grain de beauté auquel il était impossible de ne pas trouver un charme (s’il avait été une mouche, on l’eût appelée au XVIIIe siècle l’enjouée : juste sur la fossette au coin de son sourire) et quelques-unes (cinq ou six) sur le reste de son corps. Or, V. devait justement me dire un jour que mes propres grains de beauté, s’ils ne l’avaient pas « séduite » à proprement parler, n’en jouaient pas moins un rôle déterminant dans notre intimité : c’est qu’ils créaient, selon ses propres mots, « un sentiment de gémellité qui [la mettait] en confiance ».

L. – ce fut plus troublant encore. L. était une très jeune femme d’origine asiatique vivant aux Etats-Unis ; son cousin C. m’avait désigné comme son cicérone pour le court séjour estival qu’elle devait faire à Paris – non sans m’avoir prévenu qu’elle était le contraire d’une fille facile. Or, après deux jours seulement de Louvre, de Beaubourg et de Musée de Cluny, c’est L. elle-même qui prit l’initiative d’ébats improvisés dans mon studio. C. n’avait pourtant pas menti : sans être encore pucelle, L. était rien moins qu’experte dans le déduit – et elle se montra dans l’après d’une grande timidité. Or, comme pour expliquer une audace que l’on sentait inhabituelle, elle me dit : « J’avais remarqué que tu avais beaucoup de grains de beauté sur les bras, j’étais curieuse de te voir nu pour savoir si tu en avais sur tout le corps. »

Ce qui m’amena à la pensée que ce genre de détails anatomiques mineurs n’ont intrinsèquement aucune force attractive ni rédhibitoire, mais qu’ils peuvent en revanche être ces fétiches ou ces points de cristallisation du désir dans l’œil d’autrui – en fonction de ce qu’est autrui, de ses goûts et dégoûts qui dessinent l’image deson énigme corporelle.