Mon apparence
physique est simplement ordinaire (je parle ici de ces « signes particuliers »
que l’on recensait autrefois sur les cartes d’identité). J’ai pourtant bien un
de ces signes physiques distinctifs : j’ai beaucoup de grains de beauté, d’un brun assez foncé, mais on ne les
remarque guère lorsque je suis habillé : sur mon visage, les plus petits
d’entre eux se sont éclaircis d’eux-mêmes de sorte que rien ne les distingue
des plus classiques de taches de son, et les plus gros passent inaperçu lorsque
mes joues sont mal rasées (ce qui est le plus souvent le cas) ; quant à
celles de mes avant-bras, elles sont certes plus visibles mais encore faut-il
que je porte des manches courtes. Mon corps, en revanche, en est littéralement
constellé.
J’ai longtemps
détesté ces grains de beauté. Ayant été un enfant presque laid, j’en étais venu
à souffrir du mot lui-même : il y a une ironie cuisante à s’entendre dire
que l’on est couvert de grains de beauté
quand beau, on l’est en fait si peu. Adolescent, ils me furent une vraie
souffrance : l’excès de leur nombre me paraissait une anomalie à la limite
de la monstruosité, de sorte que j’éprouvais une vraie répugnance à les laisser
voir (et l’on prit pour de la pudeur sexuelle ma gêne à me déshabiller) ;
le fait qu’il m’ait fallu, à partir du même âge, consulter régulièrement un
dermatologue afin de s’assurer qu’aucun de ces nævi mélanocytaires n’évoluent en mélanome n’a pu que redoubler mon
malaise (en plus, ces taches brunes portaient la menace du cancer !)
Ce n’est
finalement qu’au début de l’âge adulte que je commençai à me résoudre à faire avec. Qu’aucune des femmes qui
consentirent alors à partager l’intimité de mon corps n’exprimât de dégoût à
l’encontre de ces marques m’incita à une certaine clémence : c’est,
pensais-je alors, que ces taches disgracieuses n’ont finalement rien de
franchement rédhibitoire : je m’étais fait une montagne d’une taupinière.
Mais je les trouvais encore disgracieuses.
Ce n’est que
plusieurs années plus tard qu’eut lieu leur « réhabilitation » –
grâce à deux femmes qui m’accordèrent quelques privautés à à peine plus d’un an
d’intervalle.
V. (que j’ai trop
brièvement évoqué ailleurs) portait elle-même sur son visage aux traits si purs
un gros grain de beauté auquel il était impossible de ne pas trouver un charme (s’il
avait été une mouche, on l’eût
appelée au XVIIIe siècle l’enjouée : juste sur la fossette au
coin de son sourire) et quelques-unes (cinq ou six) sur le reste de son corps.
Or, V. devait justement me dire un jour que mes propres grains de beauté, s’ils
ne l’avaient pas « séduite » à proprement parler, n’en jouaient pas
moins un rôle déterminant dans notre intimité : c’est qu’ils créaient,
selon ses propres mots, « un
sentiment de gémellité qui [la mettait] en
confiance ».
L. – ce fut
plus troublant encore. L. était une très jeune femme d’origine asiatique vivant
aux Etats-Unis ; son cousin C. m’avait désigné comme son cicérone pour le
court séjour estival qu’elle devait faire à Paris – non sans m’avoir prévenu
qu’elle était le contraire d’une fille facile. Or, après deux jours seulement
de Louvre, de Beaubourg et de Musée de Cluny, c’est L. elle-même qui prit
l’initiative d’ébats improvisés dans mon studio. C. n’avait pourtant pas
menti : sans être encore pucelle, L. était rien moins qu’experte dans le
déduit – et elle se montra dans l’après
d’une grande timidité. Or, comme pour expliquer une audace que l’on sentait
inhabituelle, elle me dit : « J’avais
remarqué que tu avais beaucoup de grains de beauté sur les bras, j’étais
curieuse de te voir nu pour savoir si tu en avais sur tout le corps. »
Ce qui m’amena
à la pensée que ce genre de détails anatomiques mineurs n’ont intrinsèquement
aucune force attractive ni rédhibitoire, mais qu’ils peuvent en revanche être
ces fétiches ou ces points de cristallisation du désir dans l’œil d’autrui – en
fonction de ce qu’est autrui, de ses goûts et dégoûts qui dessinent l’image deson énigme corporelle.