Adolescent, je
jouais (passablement) du violoncelle. Etudiant, je fis encore un peu de musique
de chambre, surtout en trio, le plus souvent avec mon camarade de prépa’, E.,
qui tenait la partie de violon. Nous nous perdîmes de vue, je ne pratiquai plus
le violoncelle qu’à de rares moments de solitude, jouant avec toujours plus de
difficultés les mouvements lents des suites de Bach. Au printemps 2008, à la
sortie du dernier récital parisien d’Alfred Brendel, je revis E. : devenu
inspecteur des Finances, il n’en continuait pas moins de « gratter des
boyaux de chat avec du crin de cheval ». Il m’invita le week-end suivant à
une séance de musique de chambre dans le délicieux rez-de-jardin scéen où il
vivait.
Il y avait là
la pianiste avec qui E. jouait le plus souvent : G., jeune femme d’origine
italienne et chargée de TD dans une université parisienne. G. avait un corps
superbe – très mince avec des seins ne retenait jamais de soutien-gorge et des
cuisses que ne manquaient pas de dévoiler ses jupes toujours très courtes. E.
m’apprit qu’elle était lesbienne (ce que des cheveux très courts pouvaient le
laisser deviner, nonobstant une féminité si volontiers provocante).
La séance
musicale tourna à ma plus grande confusion : même la partie de
violoncelle, si simple, d’un des premiers Trios de Haydn m’échappa. Fausses
notes, retards perpétuels, intonations désordonnées : je fus si calamiteux
que je préférai me récuser pour les morceaux suivants. E. et G. protestèrent :
cela les aurait peinés que je me retrouve au ban de cette séance de musique de
chambre, je manquais d’entraînement mais quelques minutes encore et cela
reviendrait tout seul, etc. Je crois que c’est moi qui trouvai la solution
susceptible de mettre fin à notre gêne : ils n’avaient qu’à jouer des
partitions pour violon et piano en duo – et puisque, si j’avais perdu toute
dextérité instrumentale, je savais toujours mon solfège, je n’aurais qu’à tourner
les pages de leurs partitions.
Ils se
décidèrent pour les deux premiers mouvements de la Sonate en la majeur de Fauré
et les trois Romances de Schumann ; E. (qui devait une partie de sa
brillante carrière à une mémoire photographique) les connaissait déjà par cœur
mais G. n’avait fait que les déchiffrer une fois : ce furent donc les pages
de la partition de piano que j’allais devoir tourner.
Je n’avais
jamais été tourneur de page. Ce rôle est le plus souvent dévolu aux meilleurs
élèves de conservatoire qui trouvent ainsi une récompense dans le fait de
pouvoir être au plus près, le temps d’un concert, du grand interprète en pleine
action (je crois me souvenir qu’un pianiste français au prénom composé –
Pennetier ? Collard ? Pommier ? Duchâble ? – était même
devenu ainsi le tourneur de page quasi attitré du Musikverein lors de ses études
à Vienne), quoique certains musiciens aient leur tourneur de page attitré, le
plus souvent un conjoint ou un parent. Je découvris à cette occasion que
tourneur de page est un emploi plus exigeant que je ne me l’imaginais : il
faut être capable de déchiffrer une partition « en temps réel », de
se concentrer pour ne pas avoir plus de quelques secondes d’inattention,
d’avoir le geste vif mais sans maladresse.
Je ne m’en
tirai pas trop mal – et j’en profitais même pour dérober un plaisir qu’il
m’aurait été autrement impossible de connaître : lorgner plus que la
décence ne le permettait dans le décolleté et les cuisses de cette belle G. qui
n’aimait pas les hommes. Chaque fois que je me levais pour tourner une page,
mon œil surplombait en effet ses seins – il me sembla même voir à un moment
donné comme une lune de chair plus rose et plus granuleuse que la peau blanche
et lisse se dévoiler dans un bâillement de tissus. G. elle-même dut sentir à ce
moment-là et le semi dévoilement de son aréole et l’insistance de mon regard
car je le vis rougir d’abord puis esquisser un sourire, et enfin se redresser de
manière à clore cette échancrure.
Je n’ai jamais
été vraiment ce qu’on peut appeler un « homme à seins » : non
que je sois insensible à la belle rotondité d’un mamelon, à son poids dans la
main, à la saillie d’un téton sous ma langue, mais des seins imparfaits – trop volumineux
ou au contraire trop plats, ou encore un peu tombants, ou devant trop
évidemment à la chirurgie – n’ont jamais eu à mes yeux ni sous ma main rien de
rédhibitoire, alors que des fesses trop plates ou un peu flasques ont parfois
brisé en moi l’élan d’un désir ; de même, des seins parfaits n’ont jamais
fait naître en moi cette sorte de pulsion fétichiste qui cristallise désir et fantasmes
jusqu’à l’obsession sur un point précis de l’anatomie féminine (ce qu’exemplairement
des fesses peuvent susciter en moi). Il n’empêche : tout le temps que je
jouai le tourneur de pages, je fus obnubilé par les seins de la pianiste –
peut-être aussi dans la mesure même où je savais qu’ils ne me seraient jamais
donnés qu’ainsi.
E. n’avait
rien vu, tout à son violon. A mon départ, comme il regrettait que je n’aie
guère pu profiter de cette après-midi musicale, ce fut G. qui répondit, avec un
sourire mi-approbateur mi-dédaigneux : « Mais si, il en profité plus
qu’il ne le fera jamais. »